D'étranges noms de rues...
Si vous aimez vous balader dans les ruelles de Bordeaux, sans doute êtes-vous déjà passés devant certaines de ces inscriptions sans y prêter garde, et pourtant, vous serez surpris de découvrir leur signification.
L'exemple le plus frappant est sans aucun doute celui situé à deux pas de la place Pey Berland. Si vous prenez la rue de l'Hôtel de ville, et que vous levez la tête, voici ce que vous pouvez apercevoir :
Si vous regardez bien, vous verrez évidemment le nom "Rue de l'Hôtel-de-ville" dans un encadré bleu bien visible, et vous pourrez également voir juste en dessous un autre nom gravé dans la pierre ("Rue du Palais Royal"), puis encore un autre ("Rue du département"), et même le début d'un quatrième si vous regardez bien attentivement ("Rue de l'Arbre-Chéri"). Le dernier nom est encore plus visible si vous allez au numéro deux de la rue, comme vous pouvez le voir ci-dessous.
Non, vous ne rêvez pas, ce n'est pas un, ni deux, ni même trois, mais bel et bien quatre noms de rues qui sont existent pour désigner un seul et même endroit.
Cette superposition de noms a été découverte lors d'un ravalement de façade effectué en 1932. Les inscriptions ont été gravées dans la roche par le sculpteur Queva André Joseph, artiste d'origine italienne émigré à Bordeaux à la fin du XVIIIème siècle.
A l'origine, chaque lettre était rehaussée de peinture de couleur sang de boeuf, puis elles ont été recouvertes d'un mortier à base de chaux au XIXème siècle.
Pour comprendre le pourquoi de ces différents noms, il faut remonter à la période de la Révolution. Quand le Palais Rohan est devenu le siège des autorités départementales en 1791, la rue fut baptisée "Rue du département". Puis elle fut appelée "Rue de l'Arbre-Chéri" en 1794, faisant référence à la plantation d'un arbre de la Liberté non loin de là. Lorsque le palais Rohan pris le nom de Palais Royal en 1814, on changea encore le nom en "Rue du Palais Royal". Enfin, son dernier nom de baptême, "Rue de l'Hôtel de Ville", a été officialisé en 1857.
Dans un autre quartier, vous verrez la "Place Jean Jaurès", au dessus de l'inscription "Place Chapeau Rouge" (voir côté gauche de la photo ci-dessous). Elle était autrefois appelée "Place du Marché-aux-vins" parce qu'on y vendait le vin en barriques. Ensuite elle prit le nom de "Place Richelieu", en l'honneur du duc de Richelieu gouverneur d'Aquitaine.
Sur le côté droit de la photo, vous pouvez aussi distinguer "Place du Palais Royal" au dessus de "Place de la préfecture". Cette place est aujourd'hui la "Place Pey Berland".
Un peu plus loin dans la ville, en se dirigeant vers le Grand Théâtre et les allées de Tourny, vous pouvez voir la "Rue Esprit-des-lois", juste au dessus d'une ancienne inscription. En effet, avant d'avoir son nom actuel, cette rue s'appelait comme vous pouvez le voir, "Rue Porte de l'Esprit des Lois" jusqu'en 1810. Et encore avant cela, elle s'appelait "Rue Porte-Richelieu" jusqu'en 1793, même s'il n'en reste plus de trace aujourd'hui.
Mais en dehors de ces noms situés au même endroit, c'est la signification même de la rue qui vaut le coup d'être remarquée. Comme vous le savez, "L'Esprit des lois" fait référence à l'oeuvre la plus connue de Montesquieu. Or, le fait qu'une rue dans une ville porte le nom d'une oeuvre, et non le nom de l'artiste, est extrêmement rare en France. C'est même le seul exemple que vous pourrez trouver.
Enfin, un peu plus loin encore, non loin du Jardin botanique, vous tomberez sur deux rues intéressantes : "Rue Victoire-Américaine" et "Impasse Victoire-Américaine".
Il serait logique de penser que ces rues font référence à une des victoires des alliés lors de la Seconde guerre mondiale, et pourtant il n'en est rien du tout ! Il faut remonter en 1763 pour comprendre d'où vient ce nom. C'est alors Jacques Hustin, faïencier bordelais, qui décida d'ouvrir une impasse donnant sur des terrains proches du Jardin public. Pour baptisée cette dernière, il choisit un des prénoms de son épouse qui s'appelait Marie, Madeleine, Victoire EYNAUD, et appela donc la rue "Impasse Victoire".
Plus tard, un américain dénommé Soissons s'installa dans le prolongement de l'impasse. Et c'est lui qui décida d'ajouter une petit adjectif au nom de l'impasse, ce qui nous donne le titre actuel.
Aucune victoire américaine n'est donc mise à l'honneur ici, il ne s'agit que d'une femme américaine qui s'appelle Victoire !
Ces exemples ne sont pas les seuls de la ville, il y en a de multiples. Nous pouvons citer aussi la "Rue du Hamel", la "Rue du Hâ", la "Rue Fernand Philippart" ou encore la "Place du Parlemant", qui sont affichées non loin de leur ancien nom dont l'inscription est toujours visible dans la roche.
Pour l'anecdote, le dernier exemple que je citerai sera celui du "Cours de l'Intendance", dont le tracé correspondait à celui des fossés nord de la première enceinte fortifiée de la ville au IVème siècle. Les bordelais décidèrent au XIème siècle de combler ces fossés et de créer une rue à laquelle ils donnèrent le nom de "Fossés de Campaure", qui verra son nom changer en 1707 en "Fossés de l'Intendance" (que vous pouvez toujours voir aujourd'hui, puis en "Fossés Marat" sous la Révolution, avant de prendre son nom actuel.
De nombreux secrets sont cachés dans cette ville, les apparences sont bien trompeuses donc observez bien autour de vous lorsque vous vous promenez, vous pourriez passer à côé de vestiges historiques fort intéressants... :)
Où les trouver : Rue de l'Hôtel de Ville, Place Jean Jaurés, Rue Esprit des Lois, Impasse Victoire-Américaine